Il était une fois le Crossfit en Irak. Rencontre avec Ondine, coach au Black Mamba

Crossfit Irak

Je ne distingue pas bien si nous sommes sur une quatre ou sur une cinq voies, mais qu’importe de toutes façons : ni les gros 4×4 noirs, ni les taxis beiges, ni les petits bus blancs qui ramènent les travailleurs chez eux ne respectent les lignes tracées au sol. Les slaloms, les accélérations et les queues de poisson ne laissent aucun doute : je suis bien dans une version grandeur nature de Mario Kart. J’essaie de garder mon calme au milieu des klaxons et des injures du chauffeur, mais mes sueurs froides me trahissent… je sais que, moi, je n’ai pas de deuxième vie.

A gauche, un panneau indique la route pour Bagdad et Kirkouk, un peu plus loin c’est la route pour Mossoul, qui se situe à quelques 80 kilomètres de là. Nous sommes arrivés à Erbil, dans l’est de l’Irak. Enfin peut-être devrais-je dire que nous sommes arrivés à Hawler, comme l’appellent ses habitants kurdes. Parce qu’Erbil est le nom arabe de la capitale du Kurdistan irakien, une région au gouvernement autonome qui possède sa propre culture, sa (ses) propre(s) langue(s). La délimitation leur est claire : les Kurdes sont les Kurdes, les habitants du reste de l’Irak sont les Arabes.

« Ser chaw » : bienvenue chez les Kurdes

Pourchassées de longue date au Moyen-Orient, les populations kurdes qui vivent là-bas se répartissent entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et l’Iran. Elles sont diverses et variées : les Soranis, Kurmanjis, Badanis… sans oublier les Yézidis dont vous avez peut-être entendu parler lorsque Daesh a entrepris leur génocide il y a cinq ans. Les Kurdes sont animés par la même lutte pour exister et vivre sur un territoire qui leur appartient. Mais ne croyez pas qu’ils sont unifiés pour autant : ici comme ailleurs, les rivalités ethniques et politiques vont bon train.

De tous les pays où je me suis rendue, je crois que c’est le seul où mon origine française a suscité autant d’enthousiasme. « Danièle Mitterrand » : ce nom revient souvent dans la bouche de mes interlocuteurs… J’étais petite à la fin des années 1980 et je ne m’en rappelle pas, mais eux s’en souviennent bien apparemment: la femme de l’ex président français a œuvré corps et âme pour la liberté des Kurdes. Si bien qu’au jour de sa mort le Parlement du Kurdistan irakien décréta un Deuil national. Je suis donc la « bienvenue », et avec un beau sourire s’il-vous-plaît.

Erbil est une ville moderne, les buildings poussent comme des champignons, à la mode de Dubaï. On y trouve des fast foods, des grandes enseignes réunies dans des gigantesques « malls », et… des salles de sport. Et moi, quand je vois une salle de sport, je ne peux pas m’empêcher d’aller m’y entraîner. La passion, sans doute. 😉

Celle sur laquelle j’ai jeté mon dévolu s’appelle le « Black Mamba », et je ne l’ai pas choisie au hasard : on y pratique le Crossfit.

Boxing, MMA, Muay Thai, Crossfit… du choix pour transpirer au Black Mamba

De grands mecs baraques et barbus s’envoient des coups sur le ring à grands cris, deux autres trottinent dans l’espace sur la droite qui est dédié au Crossfit. Un rack, des anneaux de gym, des wallballs, des barres d’haltéro, des dumbbells et des kettlebells, tout le matériel est là pour des séances de Crossfit en bonne et due forme. Le Black Mamba est une salle qui allie entraînement aux sports de combat et préparation physique via des cours de Crossfit.

Un peu moins robuste que ceux qui crient derrière moi, le bonhomme qui accueille les clients derrière le comptoir à l’entrée s’appelle Kaviar. Il m’explique que les cours de Crossfit ont bien lieu cette semaine mais de façon informelle car la coach, Ondine, est partie en vacances et ne reviendra que début janvier. Je bugge un instant et lui demande de répéter : « Ondine… ? » Mais c’est pas un prénom français ça ? Mais oui j’ai bien entendu, Ondine est française me dit Kaviar. Vous pouvez imaginer ma surprise et ma volonté de la rencontrer pour en savoir plus : comment diable une coach française de Crossfit a-t-elle atterri en Irak ?

Une ingénieure sportive ou une sportive ingénieure, rencontre avec une coach pas comme les autres

Heureusement, nous trouverons l’occasion de nous voir entre son retour de vacances et mon départ pour la France. Je dis heureusement, car Ondine fait partie de ces rencontres improbables qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie.

Diplômée d’une école d’ingénieur agronome en pays tropicaux, celle qui est aujourd’hui trentenaire est à la tête de l’antenne irakienne d’une célèbre ONG française. Depuis qu’elle est arrivée en Irak en février de l’année dernière, ce sont près de 300 personnes réparties dans six bases à travers le pays qu’elle gère au quotidien. Autant dire qu’elle endosse une sacrée responsabilité. Une responsabilité de leader dont elle commence à avoir l’habitude, puisque qu’elle lui incombe pour la première fois à l’âge de 26 ans, alors qu’elle est employée par une ONG italienne en Afrique et qu’on lui demande de remplacer son supérieur hiérarchique qui vient de partir.

Vous l’aurez donc compris, le Crossfit n’est pas l’activité principale d’Ondine. Pourtant, vous allez le voir, ce dernier occupe une place primordiale dans sa vie. Mais avant le Crossfit, il y a eu la découverte des entraînements fonctionnels de type HIIT (High Intensity Interval Training – entraînement fractionné à haute intensité), et surtout du métier de coach. Elle nous raconte comment son histoire avec le coaching sportif a commencé :

« Alors que j’étais étudiante dans mon école d’ingénieur, j’ai commencé à donner des cours de cardioboxe aux étudiants de première année, ayant découvert cette activité sportive une année auparavant. C’est là où j’ai commencé le coaching, de façon non officielle. Quatre ans plus tard, je suis partie travailler au Tchad, et j’y ai rencontré un passionné de sport. C’est lui qui m’a fait découvrir ce que c’était que le HIIT. Je n’avais pas connaissance du Crossfit à l’époque. J’ai passé deux années au Tchad, et les six derniers mois j’ai rejoint un groupe de quatre ou cinq personnes qui faisaient du sport dans le jardin d’un hôtel. C’était vraiment du HIIT au poids de corps : 30 secondes de push ups, 10 secondes de récup, 30 secondes de squats, etc. »

Ondine s’entraîne un mois avec le groupe, avant que le coach informel ne s’en aille. C’est elle qui reprend les rênes et fait grossir les rangs des passionnés : « J’avais pas mal de réseau car ça faisait pratiquement deux ans que j’étais dans le pays. A la fin, j’avais une vingtaine de personnes qui venaient trois fois par semaine. Et c’est là que j’ai découvert comment mettre en place les cours, quel type d’exercices utiliser, comment focaliser le travail sur telle ou telle partie du corps, etc. »

Elle poursuit sa carrière humanitaire au Malawi et là rebelote : Ondine commence un groupe WhatsApp pour réunir les sportifs : « Je leur disais venez, on va dans mon jardin, on va faire un peu de sport ensemble. Cela me permettait aussi de me motiver. Et à la fin de l’année j’avais 120 personnes dans le groupe WhatsApp. J’avais parfois 30 à 40 personnes dans le cours. Deux fois par semaine. C’était vraiment top, il y avait un côté networking, activité sociale… je n’ai jamais fait payer mes cours. Pour moi c’était vraiment une façon de faire du sport avec des gens, de les rencontrer et de les faire se rencontrer. Et ce que j’adorais là-dedans c’était de mettre tous les gens au même niveau, j’avais des stagiaires qui avaient 25 ans et j’avais la représentante d’une agence des Nations Unies qui avait 50 ans, mais qui étaient habillés de la même façon, faisaient les mêmes exercices, il n’y avait plus de différences ou de hiérarchie professionnelle. »

Enthousiaste et volontaire, Ondine rassemble les foules autour de la pratique sportive. Elle quitte le Malawi pour le Yémen, puis le Yémen pour l’Afghanistan. Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est à Kaboul qu’elle découvre le Crossfit, auprès d’expatriés diplomatiques et d’autres humanitaires.

Immédiatement séduite par la philosophie, les exercices complets et la dimension d’entraide communautaire de la discipline, c’est tout naturellement qu’elle cherche un endroit où pratiquer lorsqu’elle arrive en Irak. Elle s’inscrit d’abord à FitZone, une salle en bas de chez elle, puis rejoint quelques temps plus tard le Black Mamba, salle pionnière du Crossfit en Irak, fondée par Mohammad Qays.

Les premiers WOD à Erbil… et le Crossfit irakien fut !

Mohammad est du genre impressionnant, du genre armoire à glace avec le regard perçant, ou les yeux revolver si on veut faire un peu de poésie. C’est un boxeur originaire de Bagdad qui voyage beaucoup et qui a donc l’opportunité de voir ce qu’il se fait de mieux à travers le monde en termes de pratiques sportives. Arrivé à Erbil, il ouvre le Black Mamba dans un hangar près de l’aéroport, où il fait trop chaud en été, trop froid en hiver… Décidément les problèmes sont les mêmes sur la Terre – tempérée – entière 😉 Il développe le MMA à Erbil et aussi à Bagdad, où il officie dans une énorme salle appelée Wolf Gym.

Ward n’est pas moins impressionnant que Mohammad, mais son histoire est un peu différente. Titulaire d’un MBA et champion de basketball, il quitte son pays natal, la Syrie, pour échapper à la guerre. Lorsqu’il rencontre Mohammad, il est en Irak depuis bientôt deux ans. Son histoire avec le Crossfit démarre lorsque, en surfant sur Internet, il tombe sur des photos de Crossfitteuses avec une forme et une masse musculaire hors du commun. Il se dit que quoi qu’elles fassent pour ressembler à ça, il a envie d’en savoir plus.

Il commence ses recherches, notamment sur YouTube, et en parle à Mohammad. Convaincu de la pertinence de la discipline et du fait qu’elle ait un bel avenir en Irak et au Moyen Orient, il profite de l’espace dédié à la préparation physique au Black Mamba pour s’entraîner. Il commence à donner des cours, gratuitement d’abord, avant que les pratiquants ne se bousculent pour venir s’entraîner à ses côtés.

Un peu plus tard, Ward se rend au Liban pour passer le CF Level 1 et perfectionner ses techniques et son enseignement.

Ward devient le maître d’oeuvre de la communauté Crossfit à Erbil. Très apprécié par les pratiquants, il créé une ambiance géniale lors de ses cours et en dehors, fédère et motive ses troupes autour des mouvements fonctionnels et complexes qui font la gloire du Crossfit. Encore aujourd’hui, Ward se souvient des max aux deadlifts et aux squats de chacun de ses élèves… et d’ailleurs ces derniers continuent à lui envoyer des vidéos de leurs performances !

La discipline se développe en parallèle au Wolf Gym à Bagdad, où des compétitions sont même organisées.

C’est chez FitZone qu’Ondine rencontre Ward, qui venait de quitter son poste à Black Mamba et qui l’accompagne vers ses premiers « skills » : « C’est avec lui que j’ai appris à faire les double unders, les handstands, à dépasser mes PR en deadlift. Je me souviens qu’un jour, grâce à lui, en 20 minutes j’ai appris à faire mes premiers handstands push ups… j’étais tellement fière – et lui aussi ! »

Ward l’emmène s’entraîner quelques fois au Black Mamba. En tout cas suffisamment pour que Mohammad la remarque et lui demande de prendre la relève pour coacher les WOD. Ondine accepte sans hésiter, tandis que Ward quitte l’Irak pour Dubaï où il a retrouvé un poste dans son ancienne entreprise.

Le Black Mamba a aujourd’hui quitté son hangar près de l’aéroport pour s’installer plus proche du centre-ville.

Qui sont les adeptes du Crossfit en Irak ? Portraits des pratiquant-e-s

Et alors, qui sont donc les pratiquant-e-s à qui Ondine apprend les cleans, les tractions et les dumbbell snatches tous les jours de la semaine de 18h à 19h (sauf le vendredi, équivalent de notre dimanche en France) ?

« Il y a beaucoup de locaux [d’Irakiens]. Quelques fils de grands businessmen, qui ont des fermes à droite à gauche, avec par exemple des élevages de chevaux pur-sang arabes qui participent à des concours de beauté. Il y a des gens qui travaillent dans des ONG, locales ou internationales, ou pour les Nations Unies. Sur la cinquantaine que j’ai dans mon groupe, il doit y avoir une dizaine d’expats. Il y en a aussi pas mal qui travaillent dans le privé, notamment pour des compagnies pétrolières ou aériennes. J’ai aussi des artistes, notamment une tatoueuse et un chanteur. »

A 120 dollars l’abonnement mensuel, le Black Mamba accueille forcément celles et ceux qui disposent de moyens importants. Et que recherchent-ils ? Pas tant la performance que le fait de se maintenir en forme, et surtout passer un bon moment en compagnie de gens sympas : « Il y a très peu d’athlètes au final, en comparaison aux box d’autres pays où j’ai pu m’entraîner. Le Crossfit en Irak est encore très jeune. C’est pour ça qu’il faut cultiver le côté communauté, parce que c’est ça qui les intéresse avant tout. Ils ne veulent pas devenir des Crossfitters professionnels, ils viennent là pour faire du sport, transpirer… tout en s’amusant. Donc c’est ça que je prône à chacun de mes cours. »

Et comme il y a bien plus d’hommes que de femmes dans ses cours (elles sont au nombre de 6 ou 7, sur un total d’une cinquantaine de pratiquants), je lui pose la question des difficultés éventuelles qu’elle pourrait rencontrer en tant que femme qui coache des hommes…

« Aucun problème. Depuis que j’ai commencé à travailler en Afrique, je n’ai jamais eu aucune difficulté. J’ai toujours été femme, jeune, et blanche. Donc occidentale. Et du coup je suis vue d’abord comme une expat avant d’être vue comme une femme. Et j’ai une personnalité assez forte, je pense qu’ils le sentent. Ils ne vont pas réagir de la même façon avec une femme d’ici [une Irakienne] et moi, même si je suis en effet sûrement plus jeune qu’eux… Mais à partir du moment où je les respecte, ils me respectent. Et donc il n’y a jamais eu ce côté « je suis une femme et du coup je devrais être moins respectée », ce qui malheureusement est relativement commun pour les femmes originaires des pays dans lesquels j’ai travaillé. En tout cas, je ne l’ai jamais ressenti de cette manière, et j’ai d’ailleurs une excellente relation avec les populations locales. Surtout au Crossfit, je n’ai jamais eu aucun problème, au contraire, mes élèves sont tous à l’écoute et hyper sympas. On sort régulièrement ensemble le soir, on apprend à se connaître en dehors du Crossfit et moi je découvre de plus en plus l’Irak et les Irakiens. »

Ce qui nous prouve, si besoin est, de la pertinence de ce qu’en sciences sociales on nomme « intersectionnalité » : nous sommes toujours au carrefour de plusieurs identifications. On n’appartient jamais seulement aux catégories « homme » ou « femme », mais aussi à celles « jeune » ou « vieux », « Noir » ou « Blanc », « riche » ou « pauvre », etc. Chacune de ces identifications est intriquée avec d’autres, et cette intrication a des implications dans les rapports sociaux.

Et pour la suite ?

Ondine coache par passion et prend beaucoup de plaisir à le faire. En plus des coachings qu’elle donne, elle essaie de s’entraîner quand elle le peut à 6h du matin avec ses amis – elle n’aime pas s’entraîner seule ! -, avant d’attaquer sa longue journée de travail. Sinon, elle s’entraîne suite à ses cours, entre 19h et 20h.

Un rythme soutenu donc, qui va durer jusqu’au printemps. Là, Ondine décidera si elle continue sa mission, peut-être en Corée du Nord, ou si elle rentre au bercail pour souffler un peu : « Ce que je souhaiterais faire, c’est rentrer 3 ou 4 mois en France pour me poser. Parce que cela fait 6 ans que je fais ce métier, que je dirige une ONG. Je suis devenue cheffe de mission très rapidement, avec des postes à responsabilité dans des pays compliqués… et je ne me plains pas, c’est moi qui l’ai voulu ! Mais en 6 ans je n’ai jamais eu l’occasion de faire un break de quelques mois. Donc là je sens que j’aimerais prendre le temps de revoir mes amis en Europe, en France, de passer un peu de temps en famille et de me concentrer sur d’autres objectifs personnels. »

Bon, évidemment vous le devinez, quoi qu’elle décide, Ondine continuera à soulever des barres et à progresser en Crossfit. D’ailleurs si elle souhaite rentrer en France, c’est aussi pour pouvoir passer à la vitesse supérieure côté training : « Dans la box située à 5 minutes de chez moi à Dijon, ils ont des WOD spéciaux : mobilité, force, haltéro. Donc j’aimerais vraiment pouvoir m’entraîner sérieusement pendant 3 ou 4 mois et améliorer mes performances. » Notamment parfaire ses mouvements favoris que sont le deadlift et les hanstands push ups… Et pourquoi pas continuer à prendre goût aux burpees qu’elle détestait mais qu’elle maîtrise aujourd’hui au point d’être appelée la « BurpeeQueen » par ses élèves ? 🙂 Si elle n’a pour l’instant pas l’intention de professionnaliser son activité de coach, elle envisage néanmoins de passer le CF Level 1.

Vive, courageuse, entrepreneuse, travailleuse, motivante… Puisse Ondine servir de modèle et inspirer les générations de femmes qui arrivent. On lui souhaite en tout cas bonne route pour la suite et au plaisir de se revoir sous des barres à Strasbourg ou à Dijon – ou ailleurs dans le monde !

La page Facebook et le profil Instagram du Black Mamba

Le profil Instagram d’Ondine

Le profil Instagram de Mohammad Qays

Le profil Instagram de Ward

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